« On veut bien répartir les médecins, mais il n’y en a plus »
La pénurie de personnel soignant n’est plus une crainte : c’est une réalité. Des urgences débordées aux services psychiatriques saturés, des étudiants découragés aux directions démunies, tout indique que le système de soins craque. En Belgique comme ailleurs, le débat sur la « gouvernance hospitalière » ne peut plus éluder cette question : qui soignera demain, et dans quelles conditions ?
C’est précisément autour de cette interrogation qu’une centaine de soignants, d’étudiants et de responsables hospitaliers se sont réunis à l’ULB, à l’invitation du Cercle des étudiants arabo-européens et de Matchical, plateforme de mise en relation entre bénéficiaires de soins et professionnels qualifiés. La conférence, intitulée « Pénurie de personnel soignant : et si l’on trouvait un nouvel équilibre ? », a donné lieu à un échange vif entre les participants. Parmi eux, le Dr Wissam Bou Sleiman, directeur général médical du CHU Brugmann. « L’hôpital sans médecin, ce n’est pas un scénario de science-fiction. C’est déjà le quotidien de certains services », avance-t-il.
Il dresse un constat alarmant de la situation dans plusieurs spécialités hospitalières, à commencer par la psychiatrie. Son hôpital fait figure d’ultime recours pour certains patients : « On voit arriver des gens envoyés chez nous par d’autres établissements bruxellois. Pas parce qu’on les a orientés médicalement, mais parce qu’on est les derniers à encore accepter des consultations psychiatriques. » Avec près de 200 lits, le service de santé mentale de Brugmann est l’un des plus vastes de Belgique. Mais cette capacité, censée répondre à une mission régionale, devient un piège. « Mon chef de service m’a dit un jour : ‘Wissam, je ne peux pas gérer toute la psychiatrie de Bruxelles’. Et il a raison. Nous ne tiendrons pas à ce rythme. »
« Beaucoup de médecins choisissent aujourd’hui l’exercice ambulatoire, les centres médicaux privés, ou des horaires plus flexibles. L’hôpital ne séduit plus. »
Le problème s’étend à toutes les spécialités rares ou sous tension. « Essayez aujourd’hui de recruter un hématologue à Bruxelles, un pédiatre en région périphérique, un médecin généraliste dans certaines zones rurales. On veut bien répartir les médecins sur le territoire, mais comment répartir ce qui n’existe plus ? », ironise-t-il. À cette pénurie médicale structurelle s’ajoute un phénomène de désaffection pour l’hôpital lui-même. « Beaucoup de médecins choisissent aujourd’hui l’exercice ambulatoire, les centres médicaux privés, ou des horaires plus flexibles. L’hôpital ne séduit plus. »
Trop de soins, trop peu de soignants
« On dépense plus de 40 milliards d’euros en santé, mais on soigne dans des conditions indignes », avance le Dr Yannis Léon Bakhouche, médecin généraliste et conseiller communal à Saint-Gilles (MR). Il pointe un double déséquilibre : d’un côté une hausse continue des budgets, de l’autre une efficacité en berne et une profession au bord de l’épuisement.
« Ce n’est pas la pénurie qui m’inquiète le plus, c’est l’usure du système. On fait beaucoup trop d’actes médicaux pour trop peu d’efficience », résume le conseiller santé du MR, en s’appuyant sur les analyses de la Cour des comptes et du FMI. Selon lui, la Belgique reste prisonnière d’un « modèle de volume » qui pousse à l’acte mais décourage les vocations. « Quand un étudiant voit que les médecins sont débordés, que les infirmiers craquent, que les techniciens fuient, il choisit une autre voie. »
Ce constat, Lina El Amiri, étudiante en médecine à l’ULB, le partage depuis les bancs de l’université. « On est déjà cramés avant d’être diplômés », témoigne-t-elle. Dans son intervention, elle évoque le burn-out étudiant, les gardes sous-payées, l’absence d’écoute et les dérives d’un système qui « sacralise la souffrance comme une étape nécessaire pour mériter de soigner ». Elle plaide pour un rééquilibrage urgent des priorités : « Il faut redonner du souffle à ceux qui soignent, et à ceux qui apprennent à le faire. Sinon, il ne restera plus personne. »
Ce désamour ne vient pas d’un rejet du soin, mais d’un rejet de ses conditions. « Aujourd’hui, un jeune ne fuit pas la médecine. Il fuit l’usine. Le soin standardisé, précipité, maltraitant parfois », insiste le Dr Bakhouche. La solution ? Elle ne viendra pas d’un plan d’attractivité isolé, mais d’un virage structurel : « Réinvestir dans la prévention, repenser l’organisation, reconnaître pleinement les infirmiers dans la gouvernance hospitalière. »
Gouverner l’hôpital… sans les infirmiers ?
Dans un système hospitalier à flux tendu, où chaque absence peut désorganiser un service entier, la question de la gouvernance n’est pas accessoire. Elle est au cœur de la crise d’attractivité. C’est le message porté par Dan Lecoq, président de la Fédération nationale des infirmières de Belgique (FNIB), qui voit dans l’absence de reconnaissance institutionnelle un facteur direct de décrochage professionnel.
« Les infirmiers sont le premier corps professionnel de la santé en Belgique, mais le plus sous-représenté dans les instances de décision. Tant qu’on ne touche pas à cette gouvernance, on échouera à retenir les soignants. » Pour lui, il faut cesser d’aborder la pénurie uniquement sous l’angle du recrutement : « On perd des soignants parce qu’on les exclut des décisions qui les concernent. »
Face à cette revendication, le Dr Wissam Bou Sleiman tempère. « Ce n’est pas une question de pouvoir à reprendre ou à rendre. Il ne s’agit pas d’un rapport de force, mais de collaboration. Dans mon comité de direction, la directrice des soins infirmiers a exactement le même poids que moi », affirme-t-il, en appelant à ne pas caricaturer la situation.
Mais pour Dan Lecoq, les dispositifs existants ne suffisent pas. « Il faut institutionnaliser cette représentativité, pas juste l’aménager localement. » Il rappelle que les environnements de travail qui donnent du pouvoir d’agir aux soignants sont aussi ceux qui retiennent le personnel, selon de nombreuses études internationales. « Ce ne sont pas les rapports qui manquent. Ce qui manque, c’est le courage de les appliquer. »
La pénurie cache une crise de sens
La pénurie n’est pas qu’une affaire de chiffres. C’est aussi une affaire de sens. Ce fil rouge a traversé toutes les interventions de la soirée. Et c’est peut-être là que se joue l’essentiel : dans ce désamour croissant pour l’hôpital, devenu aux yeux de beaucoup une machine à broyer plus qu’un lieu de soin. « Ce que les jeunes veulent fuir, ce n’est pas la médecine. C’est la verticalité, la rigidité, l’opacité. Aujourd’hui, des diplômés refusent des postes à l’hôpital pour aller en maison de repos, simplement pour retrouver un minimum de calme », avance Asia Rabah, présidente de Matchical. Elle plaide pour une refonte complète des modes de recrutement : « On cherche du personnel prêt-à-l’emploi, mais le terrain n’en offre plus. Il faut former en interne, et surtout créer des environnements où les gens ont envie de rester. »
C’est dans cette logique qu’elle propose la création d’une "assemblée interhospitalière" réunissant directions médicales, responsables infirmiers, RH, étudiants et fédérations, autour de projets pilotes dans deux hôpitaux volontaires. Objectif : tester de nouveaux modèles d’attractivité, basés sur l’intégration dès l’embauche, des parcours individualisés, et une gouvernance plus horizontale.