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Dignitas Ukraine auprès des « oubliés » de la guerre

À Kharkiv, les cliniques mobiles de l’association Dignitas Ukraine interviennent en première ligne au domicile des personnes en souffrance médicale. Là où les autres ONG ne peuvent plus intervenir par mesures de sécurité. Une aide cruciale auprès des laissés pour compte de la guerre. Reportage avec une unité dans ces no mans’ lands en périphérie de la deuxième plus grande ville du pays.

Kruchky, Kharkiv oblast, Ukraine, le 28 mars 2025. © Caroline Thirion.
Kruchky, Kharkiv oblast, Ukraine, le 28 mars 2025. © Caroline Thirion.

« Ne t’éloigne pas de la route, il y a des mines de partout ! ». En ce dimanche matin de mars, il fait gris et sale sur la plaine de la périphérie nord de Kharkiv. Chris, volontaire américain, zigzague avec le 4x4 entre les check-points des forces armées ukrainiennes. Peu de véhicules ni a priori âme qui vive le long de ces routes de campagne désolées. Et pour cause : la zone, située à une quinzaine de kilomètres seulement de la ligne de front - et des frappes d’artillerie – porte encore en son sol les stigmates de l’occupation russe de ces territoires au début de l’offensive de février 2022.  

Les populations rurales subissent de plein fouet la dévastation provoquée par près de quatre années d’une guerre intense, particulièrement dans cette partie exposée du territoire ukrainien. Les bombardements réguliers ont détruit les infrastructures civiles (écoles, hôpitaux, commerces, maisons..), ainsi que les structures énergétiques et les voies de communication, accroissant l’isolement et l’extrême précarité des habitants de ces régions. La majorité d’entre eux a fui, rejoignant la cohorte des près de 3,7 millions de personnes déplacées dans le pays (d’après une estimation du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, en juillet 2025, NdlA). Seuls restent quelques anciens, invalides en incapacité de partir, ou qui n’ont pas les moyens - ou l’envie - de tout quitter pour un ailleurs incertain. Privés d’accès à des soins médicaux, ces personnes vulnérables survivent dans une situation humanitaire critique.

Oleksander, 67 ans, partage ce quotidien difficile. Ancien enseignant aujourd’hui en situation d’invalidité, il est désormais incapable de se lever ou de se déplacer en raison d’une atrophie musculaire marquée des membres inférieurs, associée à d’importants œdèmes distaux. Il vit seul dans son habitation insalubre du village de Bezruky, où règne une odeur indescriptible, faute de pouvoir assurer ses soins d’hygiène de base. 

Ancien enseignant aujourd’hui en situation d’invalidité, Oleksander, 67 ans, vit seul dans un village situé à 15 km de la ligne de front.  Il souffre d’une atrophie musculaire marquée des membres inférieurs, associée à d’importants œdèmes distaux.  Bezruky, Ukraine. © Caroline Thirion
Ancien enseignant aujourd’hui en situation d’invalidité, Oleksander, 67 ans, vit seul dans un village situé à 15 km de la ligne de front. Il souffre d’une atrophie musculaire marquée des membres inférieurs, associée à d’importants œdèmes distaux. Bezruky, Ukraine. © Caroline Thirion

À la vue d’Anton et Sofia, l’équipe du jour envoyée par Dignitas - l’une des trois unités mobiles de Dignitas à Kharkiv - le visage d’Oleksander s’éclaire. Le duo l’ausculte, prend ses constantes, et s’enquiert de ses nouvelles. « En 2022, la Russie maudite nous a attaqués. Plus de 300 chars russes se dirigeaient vers Kharkiv… Une frappe est tombée directement sur ma maison. Mais il était trop tôt pour mourir » ironise Oleksander. Anton, le médecin, Sofia, l’infirmière, et Chris, le chauffeur reviendront le chercher le lendemain pour l’emmener passer un scanner en ville et consulter un kinésithérapeute. 

Aucune des ONG internationales, pourtant actives en nombre en Ukraine et dans la région de Kharkiv (la deuxième ville du pays), ne se rend dans ces no man’s lands. Trop dangereux et non conforme aux protocoles de sécurité qu’ils se doivent d’appliquer. Les membres des cliniques mobiles mises sur pied en septembre 2024 par l’association franco-ukrainienne Dignitas sont les seuls à braver ces risques - en les mesurant autant que possible - pour assurer un suivi médical ambulatoire auprès de ces laissés-pour-compte dans l’angle mort du conflit.

« Rejoindre Dieu au plus vite »

Beaucoup des patients que consultent les équipes de Dignitas souffrent aussi de solitude, de dépression et de trouble de stress post-traumatique. C’est le cas d’Antonina, 97 ans, visitée par Valeria, la médecin de l’équipe bis de Dignitas active ce jour-là au nord-est de Kharkiv, dans le village de Tsirkuny, situé à 20 km de la ligne de front. Cette babouchka, marquée par d’intenses souffrances physiques et psychologiques, exprime une grande détresse émotionnelle et demande à « rejoindre Dieu » au plus vite. Antonina vit dans une situation de grande précarité, dans des conditions de confort assez préoccupantes. Juste à côté de la petite cabane où elle vit, un bâtiment semble s’être écroulé. Seul un de ses fils vient encore la voir, mais ne semble pas d’un très grand secours… Une fois la consultation terminée, Valeria tente de trouver les mots justes et lui prend les mains, pour réconforter la vieille dame au moment de lui dire au revoir. 

Profondément isolée, Antonina, 97 ans, est marquée par d’intenses souffrances physiques et psychologiques.   Elle vit dans une situation de grande précarité dans un village situé à 20 km de la ligne de front, et demande à « rejoindre Dieu » au plus vite.  Une
Profondément isolée, Antonina, 97 ans, est marquée par d’intenses souffrances physiques et psychologiques. Elle vit dans une situation de grande précarité dans un village situé à 20 km de la ligne de front, et demande à « rejoindre Dieu » au plus vite. © Caroline Thirion

Paul Vazeux, co-fondateur de l’association, souligne l’importance de ce suivi individuel, qui permet de maintenir un lien avec chaque patient - un dispositif moins adapté au format et mode de fonctionnement d’autres ONG internationales présentes dans le « cluster » santé de l’OMS en Ukraine, où siège également Dignitas. Certaines de ces organisations étant davantage contraintes d’assurer un certain volume de prises en charge de bénéficiaires, pour répondre notamment aux attentes de bailleurs étrangers.

« Nous essayons d’assurer une visite mensuelle à nos patients, identifiés au préalable avec l’aide des services de santé et des autorités administratives ukrainiennes. Cela représente une dizaine de consultations à domicile par jour, dans ces zones reculées, proches de la ligne de front. Personne d’autre ne fait cela. Même si nous travaillons en bonne complémentarité avec les autres acteurs humanitaires, précise Paul Vazeux. La plupart des personnes que nous accompagnons sont littéralement abandonnées, privées d’accès aux soins depuis l’intensification du conflit en 2022. »  Cette approche est au cœur de la mission humaniste que s’est fixée cet ancien moine trappiste trentenaire originaire de Strasbourg. 

En octobre 2025, les quatre cliniques mobiles de Dignitas Ukraine actives sur le territoire ont réalisé au total 2.046 consultations médicales. Les trois cliniques mobiles de l'oblast (division administrative locale, équivalente à une région ou une province, NdlA) de Kharkiv ont réalisé 1.751 consultations à domicile auprès de personnes handicapées ou à mobilité réduite (pour la plupart âgées de plus de 60 ans) dans 32 localités situées dans les zones rurales désoccupées, et dans 14 centres de déplacés internes à Kharkiv. Dignitas est notamment financée par la ville de Strasbourg, la région Grand Est, Caritas Alsace, et l’Œuvre d’Orient. Mais l’association reçoit aussi un soutien de l’Abbaye de Notre-Dame de Scourmont et de l’Abbaye d’Orval en Belgique.

Pallier aux carences du système de santé traditionnel en temps de guerre

Faute de personnel médical, de moyens logistiques et de ressources financières, les quelques centres de santé ukrainiens encore opérationnels ne peuvent en effet envoyer de médecins suivre de manière régulière l’état des personnes vulnérables dont ils ont administrativement la charge. Plusieurs raisons à cela : le départ du pays ou la mobilisation au front d’une grande partie du personnel, l’équipement très rudimentaire, une pharmacie souvent quasi inexistante… « Aux vues du très faible salaire touché par le personnel médical en Ukraine, la motivation pour consulter à domicile les personnes vulnérables isolées handicapées ou à mobilité réduite est donc assez faible, et ils disposent rarement de véhicules pour se déplacer. Seule une ambulance est dépêchée par l’hôpital de la ville la plus proche en cas de nécessité d’intervention d’urgence, dont les services fonctionnent, eux, de manière optimale » assure Paul Vazeux. 

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Paul Vazeux, co-fondateur de Dignitas Ukraine   © Dignitas Ukraine

Il estime par ailleurs que « les anciens en Ukraine ont hérité du monde soviétique une mentalité volontariste qui laisse peu de place au soin préventif. Ils ont recours à leur médecin souvent très tardivement, quand leur pathologie a atteint un stade de développement sévère avec des effets parfois irréversibles (amputations, AVC). Pourtant la plupart des pathologies récurrentes (cancer, hypertension, diabète, pathologies cardiaques ou respiratoires) dont souffrent les personnes âgées pourraient être soignées correctement si elles étaient identifiées plus tôt ». C’est pourquoi les cliniques mobiles de Dignitas Ukraine visent prioritairement ce public.

Chaque unité mobile est composée d’un volontaire international conducteur, d’un.e médecin et d’un.e infirmier.e ukrainiens. Les soins dispensés à domicile comprennent consultations, électrocardiogrammes, pansements et distribution de médicaments. Le transport des patients est également assuré vers l'hôpital le plus proche lorsque leur état nécessite une consultation spécialisée, ou lors d’évacuations d'urgence en cas d'avancée de l'armée russe ou d'intensification des bombardements.

Valeria, médecin au sein de l’une des cliniques mobiles de Dignitas, visite Serhiy, 64 ans. Celui-ci souffre de graves problèmes articulaires qui nécessiteraient une intervention chirurgicale. Faute de moyens, Serhiy vit sous antalgiques et se déplace difficil
Valeria, médecin au sein de l’une des cliniques mobiles de Dignitas, visite Serhiy, 64 ans. Celui-ci souffre de graves problèmes articulaires qui nécessiteraient une intervention chirurgicale. Faute de moyens, Serhiy vit sous antalgiques et se déplace difficilement.  © Caroline Thirion

Âgé de 64 ans, Serhiy souffre de graves problèmes articulaires qui nécessiteraient une intervention chirurgicale. Faute de moyens, il vit sous antalgiques et se déplace difficilement à l’aide d’une canne ou de béquilles. Il est reconnu invalide de troisième degré. Serhiy vit dans un village à 20 km de la ligne de front, seul avec ses deux chiens, dans une zone aujourd’hui « désoccupée », mais toujours intensément minée.  Sans moyen de transport et avec très peu de ressources économiques, les personnes âgées ou handicapées comme Serhiy qui vivent dans ces villages à moitié détruits, ne peuvent se rendre dans les hôpitaux des villes voisines.   

Un déploiement de l’association face à des besoins constants

Forts d’une année d’expérience de terrain dans la région de Kharkiv, et grâce au Grand Prix humanitaire de l’Institut de France remporté en juin dernier par Dignitas et son association partenaire Safe pour leur actions en Ukraine, une nouvelle clinique mobile a ouvert en septembre 2025 à Soumy, à la suite d’une évaluation des besoins humanitaires et médicaux de la région, ainsi que d’une analyse sécuritaire. L’oblast de Soumy partage la plus longue frontière terrestre avec la Russie, sur 464 km. Avec l’intensification des combats et des bombardements au cours de l’année écoulée, le nombre de déplacés internes y a augmenté de façon spectaculaire : près de 100.000 personnes, soit environ 10 % de la population.

Centre de santé de Kruchky dans la région de Kharkiv, où interviennent les équipes mobiles de Dignitas.  © Caroline Thirion.
Centre de santé de Kruchky dans la région de Kharkiv, où interviennent les équipes mobiles de Dignitas. © Caroline Thirion.

« À Soumy, la situation est particulièrement préoccupante : les besoins sont aussi importants qu’à Kharkiv, voire davantage, mais la présence d’acteurs humanitaires y est plus limitée », observe Paul Vazeux, qui souhaite poursuivre le développement des activités de Dignitas et augmenter le nombre de cliniques mobiles dans la région. Face à la montée des risques liés au contexte militaire, le personnel de Dignitas a renforcé ses protocoles de sécurité, notamment par une formation poussée aux techniques de déminage. L’association s’est également récemment dotée d’un système de détection anti-drones, devenu indispensable au vu du niveau de menace qui pèse à Soumy, supérieur même à celui de Kharkiv, souligne le coordinateur.

Pour le mois d’octobre 2025, la clinique mobile de Soumy a réalisé 295 consultations dans dix localités situées à proximité de la frontière où les populations sont affectées par les combats, et privées d'accès aux soins élémentaires. Les unités médicales de Dignitas interviennent aussi plusieurs fois par semaine dans les centres de transit de Kharkiv et Lozova pour apporter une première aide médicale d’urgence aux personnes évacuées sous la pression de l’avancée de l’armée russe à l’Est de l’Ukraine.

Face à une paix qui se fait attendre, Paul Vazeux estime qu’ « il n’y a pas d’autre choix que de continuer, jour après jour, à nous tenir aux côtés des plus vulnérables, malgré les risques, pour que personne ne soit laissé sans soins dans ces régions proches des lignes de front », résumant ainsi le sens de son engagement et celui de ses équipes sur le terrain.

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Geschreven door Un reportage de Caroline Thirion1 december 2025
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