Les salles de consommation à moindre risque, un maillon oublié du parcours de soins ?
Encore peu structurées dans le champ médical belge, les salles de consommation à moindre risque (SCMR) font l’objet d’un nouvel éclairage à travers une série d’auditions parlementaires en Wallonie. Médecins, psychologues, juristes et représentants d’agences sanitaires y dépeignent un dispositif à la fois prometteur et fragilisé.
Les salles de consommation à moindre risque (SCMR) s’inscrivent dans une stratégie de santé publique centrée sur la réduction des risques liés à l’usage de drogues. Leur principe : offrir un espace sécurisé, sous supervision professionnelle, où les personnes peuvent consommer des substances dans de meilleures conditions d’hygiène, tout en bénéficiant d’un accompagnement sanitaire et psychosocial.
Une définition
Brigitte Bouton, inspectrice générale de l’Aviq, rappelle la définition de ces structures : « Une SCMR est tout d’abord un dispositif de santé publique. On la définit comme étant un espace intérieur, fermé et contrôlé, où la consommation, par injection et par inhalation, de drogues illégales est supervisée par du personnel médical et paramédical. »
Leur accès est volontairement conçu comme inconditionnel. « C’est un système que l’on appelle “à bas seuil” puisqu’il n’y a pas de condition d’admission pour entrer dans la SCMR et qu’il s’agit surtout d’avoir une attitude de non-jugement », précise Brigitte Bouton.
Ce modèle, déjà expérimenté dans plusieurs pays européens, vise à prévenir les overdoses, limiter la transmission du VIH et de l’hépatite C, mais aussi à créer un premier contact avec des personnes très éloignées du système de soins. « Nous souhaitons que le dispositif ait réellement un impact pour, sur cette base, être une nouvelle porte ouverte afin d’accueillir des usagers de drogues et les accompagner dans une trajectoire de soins, humaniser ces soins, accueillir ces personnes sans niveau d’exigence », explique Grégory Breynart, administrateur de la Fédération wallonne des institutions pour toxicomanes (Fedito W).
Dans les faits, ces salles remplissent une double fonction : sanitaire, en réduisant les risques liés à la consommation, et sociale, en rétablissant un lien humain avec des publics marginalisés. Elles permettent aux soignants de poser un regard clinique sur une population souvent perçue uniquement à travers le prisme sécuritaire. Une infirmière y observe les plaies liées à des injections dangereuses ; un psychologue évalue la détresse psychique derrière les conduites d’usage. Et surtout, un filet de sécurité minimal est tendu, pour que la rue, la seringue et l’exclusion ne soient plus les seuls points de contact.
Des résultats prometteurs… mais mal mesurés
Les effets sanitaires des SCMR sont documentés depuis plusieurs années dans les pays qui les ont intégrées à leur politique de santé. Alexis Goosdeel, directeur exécutif de l’Agence de l’Union européenne sur les drogues (EUDA) résume les principales observations à l’échelle continentale : « La présence d’une salle d’injection réduit la fréquence des injections dans l’espace public, améliore les conditions d’hygiène de la consommation, réduit les comportements à risque, favorise un meilleur accès aux soins et diminue le nombre de décès par overdose. »
En Belgique, ces effets ont pu être observés dans le cadre limité de l’expérience liégeoise. Entre 2018 et 2023, la salle de consommation Såf’ti – "Protège-toi" en wallon, la première SCMR en Belgique – a accueilli plus de 900 usagers uniques et supervisé plus de 35.000 consommations. Les équipes médicales ont rapporté une amélioration visible de l’état général des bénéficiaires, une diminution des plaies infectées, et un retour progressif vers certaines structures de soins . Aucun décès par overdose n’y a été enregistré pendant sa période d’activité.
Mais ces résultats, bien que jugés encourageants par les acteurs de terrain, ne suffisent pas à emporter l’adhésion générale. Ronald Clavie, président de la Fedito W et Grégory Breynart ont insisté sur l’absence d’une évaluation scientifique indépendante permettant de documenter les effets du dispositif à grande échelle. « Une dimension anthropologique, avec de l’observation participante, permettrait de mieux comprendre la qualité de vie des bénéficiaires », précise Grégory Breynart. Du côté de l’Aviq, Brigitte Bouton reconnaît les limites de l’évaluation en cours : « On n’est pas du tout dans une étude scientifique au niveau de l’évaluation du projet pilote. »
La fermeture de la salle fin 2023 révèle en outre les limites d’un dispositif sans base légale explicite. La Fedito W souligne la nécessité d’un cadre juridique stable, capable de dépasser le modèle local et de s’inscrire dans une politique de santé publique cohérente. La Cellule générale de politique drogues recommandait dès 2016 une révision de la loi de 1921 pour intégrer ce type de structure dans le droit belge.
La Belgique se retrouve ainsi dans une forme de zone grise : les expérimentations locales produisent des données utiles mais éparses, sans qu’un cadre fédéral permette leur consolidation. Et sans preuve d’impact systémique, difficile de convaincre durablement les décideurs… et parfois même les professionnels de santé.
Certains citoyens, eux, contestent non pas l’objectif sanitaire, mais les effets concrets sur le quartier. Plusieurs voix évoquent un sentiment d’insécurité accru ou une absence de bénéfices visibles sur l’espace public. (Lire encadré ci-contre).
Vue de terrain : la salle et ses effets secondaires
Si les objectifs sanitaires des SCMR sont largement partagés dans le milieu médical, leurs effets sur l’environnement urbain restent débattus. Au cours des auditions, plusieurs intervenants ont fait remonter un sentiment d’insatisfaction, voire de rejet, chez certains habitants de Liège.
Le député wallon Jean-Paul Bastin (Les Engagés) a relayé un malaise largement partagé, selon lui, par les riverains : « Les Liégeois, ceux qui fréquentent la ville et les commerçants sont touchés, pas seulement les toxicomanes. Oui, on nous a fait miroiter, on nous a fait croire qu’une salle de consommation à moindre risque avait des vertus et produirait des effets que nous n’avons pas observés sur le terrain. »
Il poursuit : « Depuis sa fermeture […], de nombreux Liégeois et commerçants me disent que la situation s’améliore, que le phénomène est moins visible. »
Ce retour du terrain contraste avec les données sanitaires plus encourageantes. Le rapport souligne d’ailleurs l’absence d’évaluation indépendante croisant données de santé et indicateurs sociaux ou de sécurité publique. Un angle mort qui laisse place aux ressentis, parfois exacerbés, dans un débat encore fragile.
Une approche humaine en tension avec le cadre légal
S’il fallait un symbole de l’ambivalence belge en matière de politique des drogues, les SCMR en seraient le parfait exemple. Portées par une approche humaniste, centrée sur la santé et l’accompagnement, elles évoluent dans un cadre juridique ambigu, voire hostile. En l’absence d’une loi fédérale autorisant explicitement leur fonctionnement, ces structures se maintiennent sur des bases locales fragiles, souvent sous la forme d’accords de non-poursuite tacites avec les autorités judiciaires.
Cette insécurité juridique pèse directement sur les équipes médicales. Peut-on soigner efficacement dans un contexte d’illégalité tolérée ? Comment construire une alliance thérapeutique stable quand l’institution elle-même repose sur des accords tacites ou temporaires ? Ronald Clavie souligne que « les travailleurs qui sont dans la salle ont dû aussi composer avec cette instabilité, et ce n’est pas rien quand on accueille un public aussi vulnérable ». Le président de la Fedito W plaide, comme d’autres intervenants, pour un cadre légal plus clair afin d’éviter l’épuisement des équipes et d’ancrer le dispositif dans une logique de soin durable.
Mais au-delà du droit, c’est toute une conception du soin qui est en jeu. L’idée même d’accueillir un usager sans condition de sevrage, dans une logique de non-jugement, reste déroutante pour une partie du monde médical. Pourtant, c’est justement cette approche qui fonde la stratégie de réduction des risques, qualifiée de « bas seuil » par les intervenants, « puisqu’il n’y a pas de condition d’admission […] et qu’il s’agit surtout d’avoir une attitude de non-jugement ».
Pour Ronald Clavie, ces salles permettent d’« humaniser des personnes souvent déshumanisées ». Il raconte avoir croisé d’anciens usagers dans un centre de crise : « Je me suis dit qu’ils n’avaient pas évolué. Puis je me suis ravisé : en fait, ils sont encore en vie. » La reconnaissance de cette humanité, même en dehors d’un parcours de soins formel, constitue un socle éthique pour nombre de professionnels engagés dans ces dispositifs.
Cette tension traverse aussi le regard porté sur les bénéficiaires eux-mêmes, au croisement du soin, du droit et de la stigmatisation. Ce clivage se retrouve dans la perception des usagers. Patients ? Délinquants ? Victimes ? Trop souvent, ils restent invisibles aux yeux du système. Or, comme le rappelle la Fedito W, « 71 % des usagers recensés à Liège étaient sans domicile fixe et plus de la moitié présentaient un trouble psychiatrique sévère non traité ». Des chiffres qui invitent à réinterroger les frontières entre soin, exclusion et sécurité publique.
En creux, la question est simple : peut-on construire une politique de santé fondée sur l’écoute et l’évidence clinique, quand le cadre législatif reste figé sur une logique pénale ?
Quelle place pour les médecins ?
Si les SCMR relèvent avant tout d’une approche de santé publique, leur succès repose aussi sur l’implication du monde médical. Pourtant, cette implication reste inégale. À Liège, la permanence médicale n’était assurée qu’une fois par semaine, une fréquence jugée insuffisante par plusieurs intervenants, qui plaident pour une meilleure intégration des médecins dans l’équipe de base.
Les besoins, eux, sont pourtant évidents. En première ligne, les généralistes sont souvent confrontés à des usagers en grande précarité, cumulant troubles somatiques, dépendances multiples et pathologies mentales. L’Aviq rappelle que nombre d’usagers en SCMR présentent à la fois des troubles liés à l’usage de drogues et des troubles psychiatriques sévères non traités, une situation qualifiée de « double diagnostic » dans les auditions. Cette réalité exige un parcours de soins intégré, incluant la santé mentale, estime Brigitte Bouton.
Brigitte Bouton : « Il faut un parcours de soins qui soit intégré […] et qui intègre aussi la santé mentale des usagers. »
C’est dans ce contexte que la salle de consommation peut jouer un rôle de premier contact, en rétablissant un lien médico-social avec des publics très éloignés du système de soins. Pour les acteurs de terrain, elle ne résout pas tout, mais elle peut amorcer une trajectoire. Comme le rappelle Ronald Clavie, « ce dispositif doit permettre d’humaniser des personnes souvent déshumanisées. […] Le fait qu’elles soient encore en vie est déjà en soi un objectif de santé publique. »
Mais pour que ces dispositifs déploient leur plein potentiel, ils doivent être pensés comme des lieux de coordination, où médecins, psychiatres, psychologues, infirmiers et travailleurs sociaux collaborent de manière décloisonnée. « Il faut un cadre intégré, stable, qui permette d’agir sereinement, et de décloisonner les services pour inscrire ces dispositifs dans la durée », insiste Brigitte Bouton.
Tant que ce cadre global fera défaut, la place des médecins restera floue. Et avec elle, celle de la salle de consommation dans l’organisation des soins, alors même qu’elle accueille certains des patients les plus marginalisés du système.
Profils des usagers en SCMR : que disent les données ?
Le profil des usagers fréquentant la salle de consommation de Liège (Såf’ti) bouscule les représentations. Selon les chiffres présentés par l’Aviq lors des auditions parlementaires, 59 % des usagers étaient sans logement, 28 % sans source de revenus, et 62 % allocataires sociaux. 22 % déclaraient présenter un trouble de santé mentale au moment de leur inscription. L’âge moyen était de 42 ans, et la majorité des usagers étaient des hommes.
Géographiquement, 63 % des usagers résidaient à Liège, et 10 % dans les communes limitrophes. La fréquentation du lieu était en progression constante jusqu’à sa fermeture en 2023 : de 431 usagers en 2020, elle est passée à 599 en 2024, malgré une année écourtée. Le nombre d’actes de consommation supervisés est passé de 13.916 à 17.104 sur la même période.
Les consommations concernaient majoritairement l’héroïne (70 %) et la cocaïne (30 %), avec une forte proportion de polyconsommateurs. Ces données traduisent une réalité clinique marquée par la précarité, la souffrance psychique et une marginalisation durable. Elles justifient, selon les acteurs de terrain, une approche intégrée et médico-psychosociale, seule à même de retisser un lien avec le système de soins.
Une politique de santé à géométrie variable
En Belgique, les salles de consommation à moindre risque cristallisent un paradoxe. Plébiscitées par de nombreux professionnels de santé, soutenues par des données européennes solides, elles peinent pourtant à s’ancrer dans un cadre stable et cohérent. Ni pleinement autorisées, ni totalement interdites, elles évoluent au gré des arbitrages locaux, des soutiens politiques circonstanciels et des financements précaires.
Pour les médecins, ces structures pourraient représenter un levier concret pour renouer avec des publics en grande précarité, souvent absents des circuits traditionnels. Mais encore faut-il que le cadre légal permette de les investir sereinement, sans craindre ni stigmatisation, ni incertitude sur leur légitimité.
Cette complexité explique pourquoi les SCMR, malgré leurs résultats encourageants, continuent de diviser. Leur implantation s’accompagne parfois de tensions locales fortes : sentiment d’insécurité pour les riverains, incivilités rapportées autour du site, violences marginales mais bien réelles. Même les professionnels engagés y sont confrontés : entre précarité institutionnelle, fatigue compassionnelle et absence de reconnaissance structurelle, leur implication relève souvent du militantisme autant que du soin. Autant d’éléments qui rappellent que la question ne peut être tranchée à coups d’idéologie, mais mérite un débat fondé sur les faits, l’écoute et la nuance.
Dans ce contexte, reconnaître la place des SCMR, c’est choisir de faire primer la prévention, le soin et la dignité humaine sur une logique strictement répressive. C’est aussi assumer que certains parcours de soins commencent là où d’autres finissent : au bord du système.
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