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Le cri du Dr Brecht Verbrugghe sur les soins carcéraux

Le Dr Verbrugghe, médecin généraliste ayant exercé à la prison de Saint-Gilles puis à Haren, dresse, dans une longue lettre à l’Ordre des médecins, un constat accablant de l’état des soins de santé dans le milieu pénitentiaire belge. Son témoignage s’appuie sur trois années d’expérience de terrain, et décrit un système sous tutelle du ministère de la Justice, aux dérives déontologiques nombreuses et aux carences structurelles graves. Mais des solutions existent. Et les soignants sont motivés.

Ce texte est une plongée documentée et courageuse dans une réalité carcérale où la médecine se voit trop souvent détournée de sa mission première. Nous avons pu obtenir la version simplifiée.  Une version portant sur la déontologie médicale a été envoyée à l’Ordre des médecins.

Selon le Dr Brecht Verbrugghe, la population carcérale présente des besoins de santé considérables, avec une espérance de vie probablement inférieure à la moyenne nationale si l’on se réfère à des études internationales[1]. Les chances de décéder prématurément seraient beaucoup plus élevées que chez des personnes n’ayant jamais été incarcérées.

La prévalence des troubles psychiques, des maladies chroniques non traitées, des addictions, est haute. Selon lui, les soins sont lacunaires, mal organisés et souvent improvisés. « À leur sortie, les détenus présentent souvent un état de santé dégradé, qu’il faut ''rattraper'' dans les circuits médico-légaux civils. Les diagnostics sont retardés, les traitements parfois absents ou mal suivis, les dossiers médicaux lacunaires, et l’accès aux spécialistes très difficile. »

Hépatite C non traitée

Le témoignage évoque notamment des cas emblématiques : des patients atteints d’hépatite C dépistés mais non traités faute de protocole ou de budget, des soins dentaires devenus inaccessibles après le départ d’un praticien non remplacé, ou encore l’annulation d’opérations pour des pathologies lourdes, du fait de grèves ou de problèmes de sécurité. Ces retards entraînent parfois des conséquences fatales.

Le point central du constat du médecin se situe au niveau de la tutelle de la Justice sur la médecine carcérale. Contrairement à la plupart des pays européens, où les soins sont rattachés au ministère de la Santé, la Belgique confie cette mission à la ‘DG EPI’ (Direction générale des établissements pénitentiaires), ce qui empêcherait, selon le médecin, toute indépendance médicale réelle. « Le médecin n’est pas libre dans ses décisions cliniques, et ses prescriptions peuvent être remises en cause ou ignorées par des considérations logistiques ou sécuritaires. Il n’existe pas de réel Conseil médical ni même de supervision structurée de l’activité médicale. »

La chaîne hiérarchique est floue, et les réunions entre médecins rares et informelles. Selon le Dr Verbrugghe, le secret médical n’est pas totalement garanti (consultations dans des couloirs, partage d’informations non sécurisé), les consultations sont écourtées, parfois faites à travers la trappe d’une cellule, sans intimité ni confidentialité. « La formation continue est quasi inexistante, y compris sur les bases légales du métier. Il n’y a pas de politique cohérente de prévention du suicide, ni d’analyse post-incident quand un drame survient. »

« Les soignants font convenablement leur travail mais le système les expose à des dérives. »

Responsabilités diluées

Le Dr Verbrugghe dénonce une érosion progressive de la déontologie. À force de contraintes, de manque de moyens, et d’absence de soutien, le médecin est exposé au risque de se détourner de sa mission première. Il y a un vrai risque qu'il se contente de traiter « à la chaîne » ou par fiche et ne s’informe plus des suites cliniques. Les consultations peuvent devenir des formalités administratives, la souffrance des patients n’est plus écoutée.

Le témoignage met aussi en lumière des pratiques problématiques, telles que le placement systématique en isolement de personnes refusant un test tuberculinique. « L'évaluation médicale des séjours au cachot est souvent fictive ou non documentée, et aucune formation éthique ou discussion de fond ne vient soutenir les praticiens. Pire : des personnes vulnérables - psychotiques, suicidaires, en sevrage - sont envoyées en isolement, aggravant considérablement leur état. »

Le Dr Verbrugghe cite plusieurs cas cliniques dans son rapport : des retards dans les prises en charge des maladies graves, faute d’extraction de la prison en temps utile ; un autre patient a ingéré tout un lot de médicaments sans surveillance suffisante ; un jeune homme retrouvé carbonisé dans sa cellule après un incendie ; ou encore un malade mental resté des jours dans ses excréments, sans prise en charge adaptée. Aucun de ces cas n’a donné lieu à une discussion formelle, une évaluation ou une tentative d’amélioration structurelle. Le médecin apprend souvent les décès par hasard. Les erreurs ne sont ni reconnues, ni analysées, ni corrigées.

En matière de recours, quelle est l’instance compétente ? « Les demandes que j'ai faites pour des questions déontologique spécifiques ont reçu une réponse de la part de l'Ordre mais ne suffisent pas pour travailler correctement. Le Conseil de santé pénitentiaire est inactif. Le médecin est souvent seul face à ses responsabilités, sans encadrement, sans filets. »

Une réforme structurelle attendue depuis 20 ans

Le cri du cœur du Dr Verbrugghe n’est pas isolé. Il s’appuie sur des constats partagés par d’autres professionnels, dans d’autres prisons (lire encadré). Le besoin de réforme est connu depuis deux décennies : transfert des soins au SPF Santé publique, création d’un cadre déontologique clair, mise en place de structures d’évaluation de qualité, amélioration du recrutement et de la formation du personnel de santé, intégration dans une logique de santé publique. Mais rien n’avance. La machine « continue à tourner », dit un fonctionnaire cité dans le rapport.

Le médecin regrette une sorte de « bras de fer » entre le SPF Justice et le SPF Santé publique. « Le SPF Justice semble ne pas vouloir prendre ses responsabilités et pousse les médecins à faire des écarts déontologiques tandis que le SPF Santé publique semble avoir de bonnes raisons pour ne pas reprendre cette compétence… »

Médiatisation souhaitée

Dénoncer dans les médias, une bonne chose ? Le Dr Verbrugghe pense que oui. « Il y a actuellement des discussions dans tous les établissements pénitentiaires (EP) du pays, déjà ça, c’est très précieux. Il y a énormément de professionnels de santé dans les EP qui souffrent de solitude. Il y a eu un débat parlementaire sur le sujet. Bien sûr, en premier lieu, je n’avais pas envie que ce soit médiatisé mais ni moi ni mes collègues ne voyions d’autres possibilités, certainement parce qu'on avait déjà essayé plusieurs autres pistes sans effet. »

"Il faut obliger le pouvoir carcéral à plus de transparence. »

« Les contre-pouvoirs doivent être renforcés, par exemple avec des commissions de surveillance, ou via l’obligation de fournir des données à la santé publique. Il faut intégrer une analyse coûts-bénéfices afin d’organiser des soins de qualité en prison et intégrer cela dans les analyses criminologiques qui évaluent les différentes peines et leurs alternatives. Les agents pénitentiaires doivent être sensibilisés aux questions de santé des personnes incarcérées et à leurs droits. Les moyens en hommes et en matériel doivent être renforcés. Il faut mieux préparer et former les médecins et l’ensemble des soignants avant leur intervention en milieu carcéral, afin de les outiller pour travailler dans ce contexte si particulier mais aussi pour redonner du sens à leur travail. En premier lieu il faut considérer qui on met on prison et pour quelle raison, parce que la prison n'est pas un lieu de soin. »

[1] DOI: 10.1093/eurpub/cku252 ; https://doi.org/10.1146/annurev-soc-073014-112326; FATIK_2023_180.indd

Véronique Moreau, médecin-chef à la prison de Nivelles : un bilan contrasté

Médecin-chef de la prison de Nivelles pendant une dizaine d’années, le Dr Véronique Moreau dresse un constat sans concession : entre manque de moyens, contraintes administratives et atteintes répétées à la confidentialité, l’accès aux soins en détention reste largement insuffisant. Pourtant, elle garde une vision humaniste de sa mission.
Dès son arrivée à la prison de Nivelles, le Dr Moreau a été frappée par la rigidité du système pénitentiaire qui freinait devant ses demandes de bilans médicaux systématiques et d’examens externes, jugées excessives… « Les gardiens étaient parfois réticents à m’accompagner pour des consultations extérieures », témoigne-t-elle. Le suivi médical hors des murs (radiographies, scanners, médecins spécialistes) dépendait de l’accord d’un gardien disponible ; en pratique, les détenus patientaient parfois des jours avant d’obtenir une prise en charge.
L’enfermement et la promiscuité exposent le personnel à des fuites d’informations : cabinets à portes fines, allées et venues observées, rapports partagés de facto avec l’administration pénitentiaire. « Le secret médical n’est pas toujours respecté », regrette la médecin, contrainte de naviguer entre impératif de sécurité et devoir de confidentialité.
Des soins pas comparables au monde extérieur
Le Dr Moreau rappelle qu’un détenu bénéficie en théorie des mêmes prestations qu’un patient libre : mutuelle (ce problème a été réglé récemment), rendez-vous hospitaliers, traitements lourds (hépatite C, tuberculose, cancers). En réalité, les délais sont allongés, et la couverture financière – assurée par le SPF Justice – ne permet pas toujours une prise en charge dans les mêmes conditions qu’en milieu civil. L’absence de rattachement direct à une mutuelle « civile » complique encore la facturation et le suivi post-incarcération. « L’hôpital de prison » est parfois trop éloigné et le transfert dans un hôpital civil problématique par manque de personnel pour l’accompagnement du détenu qui peut être considéré comme dangereux. Le Dr Moreau n’a cependant jamais vu des « resquilleurs » (des détenus prétextant des pathologies pour se rendre à l’hôpital dans un but « récréatif »).
Quant au transfert vers le SPF Santé publique, ce dossier traîne depuis deux décennies sans avancée concrète. Jusqu’à présent, le budget colossal nécessaire - estimé à plusieurs dizaines de millions - n’a jamais été débloqué. « Il suffirait pourtant de verser une contribution par détenu au budget Santé », propose-t-elle.
« J’ai toujours respecté mon serment d’Hippocrate »
Malgré ces obstacles, le Dr Moreau souligne sa satisfaction de médecin : « J’ai toujours respecté mon serment d’Hippocrate ». Elle se souvient aussi de gardiens qu’elle a soignés et qui sont devenus ses patients, preuve que les relations humaines peuvent transcender les murs.
Pour éviter les récidives, elle insiste sur l’importance de l’accompagnement médical et social à la sortie : « Un détenu libéré sans suivi thérapeutique et sans ressources sociales est condamné à retomber dans la spirale de la délinquance. » Elle recommande la mise en place d’un dispositif de suivi post-libération, coordonné entre Justice, Santé publique et Services sociaux.

Nous avons sollicité le cabinet de Frank Vandenbroucke pour un commentaire sur le transfert possible des soins pénitentiaires vers la Santé publique. Au moment de boucler ce numéro, il n’a pas été possible d’obtenir une réponse circonstanciée bien que le Cabinet VDB y travaille. Affaire à suivre. 

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Écrit par Nicolas de Pape

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